- Reset + PDFPrint

"Tallinn, cybersentinelle de l'Otan", Le Figaro

14.12.2012

Isabelle Lasserre
Envoyée spéciale à Tallinn (Estonie)


La France vient de rejoindre le centre de cyberdéfense de l'Alliance, créé dans la capitale estonienne en 2008.

Le symbole est fort. À Tallinn, le Centre d'excellence de cyberdéfense de l'Otan a élu domicile à quelques mètres seulement de l'ancien mémorial soviétique, dont le démantèlement, en 2008, avait provoqué la première guerre informatique de l'histoire. Pour avoir voulu détrôner ce soldat de bronze de deux mètres de haut, vestige d'un passé honni, emblème des longues années d'occupation, les autorités estoniennes avaient été victimes des foudres de Moscou: au printemps 2007, des cyberattaques à répétition avaient complètement paralysé le pays pendant plusieurs jours.

Depuis, les Estoniens sont à l'avant-garde d'une nouvelle discipline en plein essor, la cyberdéfense. Alors que les virus informatiques se répandent aussi vite que la grippe saisonnière, la petite Estonie est devenue une sorte de cybersentinelle mondiale. En août 2008, son équipe de réaction rapide s'est envolée pour Tbilissi, où des cyberattaques avaient pris pour cible les institutions géorgiennes, juste avant que les forces conventionnelles russes passent à l'attaque et envahissent l'Ossétie du Sud. Installée dans une «war room», un QG opérationnel, dans un hôtel de la capitale, les spécialistes estoniens ont aidé leurs alliés géorgiens à rétablir leurs réseaux informatiques. Récemment, ils ont assisté l'Autorité palestinienne, qui veut développer ses capacités cybernétiques.


La programmation informa­tique , matière obligatoire 7 ans


À Tallinn, les spécialistes affluent du monde entier pour s'entraîner dans le centre cyber de l'Otan, logé dans une ancienne caserne de l'armée tsariste aux murs épais comme ceux d'un château fort, qui protège mieux ses silences que la CIA. La France est le treizième État à avoir rejoint, en décembre, ce dispositif ultrasecret de l'Alliance atlantique.

Ce n'est pas un hasard si l'avant-garde cybernétique mondiale a élu domicile en Estonie. Avec sa population de 1,2 million d'habitants - l'équivalent de Lille - répartis sur 44 000 km2, le plus nordique des États baltes est aussi le plus dématérialisé du monde. En quelques années, le pays s'est transformé en un État numérique entièrement connecté, ayant banni les papiers, y compris ceux des voitures, au profit de l'électronique. La révolution numérique a tout envahi, tout écrasé. Parkings, distributeurs, consignes: en Estonie, où Internet est considéré comme un «droit social», tout se règle d'un clic sur les smartphones. Même les retraités et les anciennes babouchkas soviétiques qui, du temps de l'URSS, faisaient la queue pendant cinq heures pour acheter un œuf dans un magasin, ont dû s'y mettre.

Dans les écoles de la capitale, la programmation informa­tique est une matière obligatoire dès l'âge de 7 ans. Les inventeurs de Skype sont estoniens. Le pays est classé deuxième au monde pour la création de start-up. «Chez nous, le fait de remplir ses impôts est devenu un plaisir», commente, ravi, le ministre de l'Économie, Juhan Parts. Au centre-ville, seule la neige qui tombe, les températures glaciales et le vent à décorner les rennes semblent encore résister à la révolution numérique.


Un enjeu de sécurité nationale


Les diplomates des pays baltes voisins raillent parfois «l'excellence marketing» des dirigeants de Tallinn. Et certains s'inquiètent des risques, à moyen terme, pour les libertés individuelles. Mais le fait est que la numérisation accélérée a permis à l'Estonie de conjurer le sombre destin qui lui avait été assigné par la géopolitique: un territoire minuscule, adossé à l'ours russe, toujours menaçant, voire grognant aux frontières. Pour s'en sortir, l'Estonie n'avait d'autre choix que d'intégrer l'Union européenne et l'Alliance atlantique. En développant des qualités exemplaires, capables de compenser ses faiblesses économiques et géographiques.

«Construire des infrastructures du niveau de celles de l'UE et de l'Otan aurait pris des siècles et nous aurait coûté trente fois plus cher. Nous étions trop pauvres pour nous développer normalement. La technologie nous a permis d'aller plus vite et d'augmenter la taille fonctionnelle de notre pays», explique Toomas Hendrick Ilves, le président estonien, nœud papillon et élégance naturelle. En un claquement de doigts ou presque, les bureaucrates ont donc été remplacés par des ordinateurs. «Time is money», aiment rappeler les dirigeants estoniens.

Mais, en Estonie, le choix cybernétique est aussi une question de sécurité nationale. «Il nous a permis d'échapper à la domination russe. Si nous n'avions pas été capables de nous administrer, notre voisin russe l'aurait fait à notre place», argumente Jaan Priisalu, le directeur de l'Autorité estonienne des systèmes d'information. Bien sûr, la meilleure garantie de sécurité pour l'Estonie serait encore que la Russie devienne une démocratie, dit-il. Mais on en est encore loin.


«Les cyberattaques peuvent être lancées à des fins terroristes»


La Russie de Vladimir Poutine, qui considère que la dissolution de l'URSS fut une grande erreur et que l'avancée de l'Otan à l'Est est toujours la principale menace, a renforcé la présence de l'ancienne Armée rouge et de ses systèmes de missiles dans la région. Pour se défendre, la petite Estonie compte avant tout sur l'assistance prévue par l'article 5 de l'Otan en cas d'agression. Le meilleur des boucliers.

Mais, contre la menace russe, il faut aussi se protéger de l'intérieur. C'est le rôle de la cyberdéfense. «L'une des principales leçons de 2007 fut que les cyberattaques peuvent être lancées à des fins terroristes, pas seulement économiques et financières», explique Urmas Reinsalu, le ministre de la Défense. Mais aussi qu'une cyberattaque n'arrive jamais seule, qu'elle fait généralement partie d'une offensive plus globale et qu'elle ignore les frontières. «La cyberguerre, prévient le président Ilves, peut faire les mêmes dégâts que des bombardements. Les pays de l'UE et de l'Otan doivent repenser entièrement leurs politiques de sécurité militaire.» La seule énergie de la petite Estonie n'y suffira sans doute pas...